Nice, 18 juin 2007
Normes morales et normes juridiques
Concurrence ou conciliation
par Alfred de Zayas, Genève
Mesdames, messieurs,
Il n’était pas prévu que je sois le premier
intervenant de cette table ronde. Et comme vous le savez, je ne
suis pas, en principe, un expert dans le domaine de la religion
et du droit international humanitaire. Cependant, j’ai été
Secrétaire du Comité des Droits de L’Homme des
Nations Unies et Chef du Département de Requêtes à
l’Office du Haut Commissaire aux Droits de l’Homme.
A ce titre, j’ai dû veiller à l’application
et à l’interprétation des normes juridiques
du Pacte Internationale relatif aux Droits Civils et Politiques,
notamment de l’article 18 , qui garantie la liberté
de religion en temps de guerre comme en temps de paix. Le Comité
dans ses observations générales a été
très clair : Le système de droit international humanitaire
est complémentaire au système de la protection des
droits humains établi par le Pacte, dont l’application
continue pendant un conflit armée interne ou international.
La règle est donc de complémentarité et pas
d’exclusion.
On m’a donné l’opportunité de parler
sur les normes morales et les normes juridiques – concurrence
ou conciliation. Il me semble que vous toutes et tous partagez l’opinion
selon laquelle les normes juridiques dans le domaine du droit international
humanitaire sont assez nombreuses – bien qu’elles ne
soient pas complètes – mais surtout qu’elles
sont tout à fait conformes aux normes morales. Donc, je ne
voie pas un vrai débat sur ce thème, même si
je vais aborder quelques aspects du droit naturel et du droit positif
par la suite.
Dans l’histoire et dans la littérature on connaît
fort bien le dilemme posé par les lois injustes ou déraisonnables.
On se rappelle du drame d’Antigone par Sophocle, où
les normes positives n’étaient pas conformes aux lois
divines, où il fallait choisir entre les deux. Je pense à
La case de l’oncle Tom, de Harriet Beecher Stowe, où
les lois des Etats du Sud des Etats-Unis protégeaient le
système de l’esclavage, et celles des Etats du Nord
obligeaient le refoulement des esclaves qui avaient réussi
à s’enfuir. Evidement des lois injustes. Dura lex sed
lex. Pourtant, je pense que la codification du droit internationale
par les Nations Unies et du droit international humanitaire par
le Comité Internationale de la Croix Rouge a supprimé
beaucoup d’injustices dans le droit positif et comblé
beaucoup de trous juridiques. En conséquences, les normes
juridiques d’aujourd’hui sont plus proches des normes
morales que dans les drames de Sophocle, d’Euripide et de
Stowe.
A mon avis, le vrai problème se trouve ailleurs, à
savoir, dans la mise en oeuvre des normes juridiques. Hélas,
la loi n’est pas la mathématique, et les normes sont
très loin d’être mise en oeuvre. Nous constatons
que de graves violations des Conventions de Genève sont commises
en toute impunité. C’est là que la communauté
internationale doit se pencher, afin d’assurer le respect
des normes juridiques et morales. Il y a bien sûr une loi
naturelle, comme on le constate quand on lit les commentaires des
lois positives. Par exemple, dans ses observations générales
et dans sa jurisprudence, le Comité des droits de l’homme
a dû interpréter l’article 18 du Pacte relatif
aux droits civils et politiques en ce qui concerne la liberté
de religion et sa manifestation. Pour l’interpréter,
le Comité a dû tenir compte des normes morales, c.à.d.
de la raison humaine, ce que Platon aurait appelé le Logos,
et Aristote le didaikon physikon, ce que nous pourrions appeler
l’éthique de la réciprocité, la règle
d’or, ou le « golden rule »
Conformément au principe de la justice naturelle, toute
loi positive doit être juste et raisonnable (metron ariston),
et la loi naturelle et les normes de droit positif ne sauraient
pas être en conflit, parce que les normes du droit positif
doivent servir la justice et refléter la loi naturelle. Le
principe positiviste – dit on -- Machiavélique selon
lequel la fin pourrait justifier les moyens ne serait pas conforme
ni avec la loi naturelle, ni avec les normes juridiques des droits
humains ni avec les normes du droit international humanitaire.
Dans les conflits armés modernes, il faut souligner qu’il
y a des limites – et que l’application du jus in bello
reste indépendante des causes d’une guerre. Donc, le
non-respect du jus ad bellum par une partie au conflit, c.à.d.
l’agression d’une partie, ne pourrait pas justifier
les violations du jus in bello par l’autre part. Ici, il faut
rappeler la fameuse clause de Martens , qui fait partie du droit
des conflits armés depuis sa première apparition dans
le préambule de la Convention II de La Haye de 1899 concernant
les lois et coutumes de la guerre sur terre :
« En attendant qu'un code plus complet des lois de la guerre
puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes
jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans
les dispositions réglementaires adoptées par elles,
les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde
et sous l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent
des usages établis entre nations civilisées, des lois
de l'humanité et des exigences de la conscience publique.
»
Voilà une norme morale et à la fois un principe général
de droit. Donc tout ce qui n’est pas expressément interdit
par un traité n’est pas pour autant autorisé,
et le principe de la proportionnalité s’applique toujours.
La clause Martens est d’ailleurs incorporée
à la Convention de Genève I de 1949 (article 63),
CG II (article 62), CG III (article 142), CG IV (article 158), Protocole
Additionnel I de 1977 (article 1(2)), Protocole Additionnel II,
préambule.
La clause Martens se fondait sur une déclaration du professeur
Frédéric de Martens, délégué
russe à la Conférence de la paix réunie à
La Haye en 1899. Martens avait présenté cette déclaration
après que les délégués à la Conférence
de la paix n'eurent pas réussi à se mettre d'accord
sur la question du statut des civils qui prenaient les armes contre
une force occupante. De l'avis des grandes puissances militaires,
il fallait traiter ces civils comme des francs-tireurs et les rendre
passibles d'exécution; de leur côté, les petites
nations soutenaient qu'il fallait les traiter comme des combattants
réguliers. Bien qu'elle ait été formulée
à l'origine spécifiquement pour résoudre ce
différend, la clause est réapparue plus tard, sous
des formes diverses dans des traités ultérieurs réglementant
les conflits armés.
Cette clause a toujours une application vitale aujourd’hui
– par exemple dans le contexte de la soi-disant « guerre
contre le terrorisme ». Il est évident que la lutte
contre les actes terroristes doit être mené tout en
respectant les droits humains et le droit international humanitaire.
Il ne s’agit pas de choisir entre l’un ou l’autre.
En ce qui concerne les normes à la fois juridiques et morales,
il est évident que désacraliser une Bible ou profaner
le Coran d’un prisonnier de guerre, jeter de pages d’un
livre sacré dans une toilette de Guantánamo, comporte
une grave violation des Conventions de Genève et une violation
fondamentale de la morale.
Revenons sur la doctrine de la loi naturelle ou lex naturalis –
qui a eu une vielle paternité. On la retrouve chez St. Augustin
(lex aeterna), Thomas Aquin (Summa Theologica), chez la fameuse
Ecole de Salamanque, Francisco de Vitoria et Francisco Suarez, chez
Hugo Grotius (de jure belli ac pacis), Thomas Hobbes (Leviathan),
Baruch Spinoza, Samuel von Puffendorf, John Locke (Two Treatises
of Government), Emmanuel Kant (Vernunftrecht), Emmerich de Vattel
(Droit des gens; ou, Principes de la loi naturelle appliqués
à la conduite et aux affaires des nations et des souverains),
et Thomas Jefferson dans la fameuse Declaration of Independence
de 1776.
Mais, bien entendu, les normes morales ne sont pas forcément
des normes religieuses. Elles peuvent être des normes tout
simplement de la raison humaine. Déjà dans le 18eme
siècle Jean Jacques Rousseau avec écrit dans le chapitre
4 de son œuvre « Sur le Contrat Social »
« La guerre n’est donc point une relation d’homme
à homme, mais une relation d’État à État,
dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement,
non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme
soldats; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs.
Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres
États, et non pas des hommes, attendu qu’entre choses
de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport.
« Ce principe est même conforme aux maximes établies
de tous les temps et à la pratique constante de tous les
peuples policés. Les déclarations de guerre sont moins
des avertissements aux puissances qu’à leurs sujets.
L’étranger, soit roi, soit particulier, soit peuple,
qui vole, tue, ou détient les sujets, sans déclarer
la guerre au prince, n’est pas un ennemi, c’est un brigand.
Même en pleine guerre, un prince juste s’empare bien,
en pays ennemi, de tout ce qui appartient au public ; mais il respecte
la personne et les biens des particuliers ; il respecte des droits
sur lesquels sont fondés les siens. La fin de la guerre étant
la destruction de l’État ennemi, on a droit d’en
tuer les défenseurs tant qu’ils ont les armes à
la main ; mais sitôt qu’ils les posent et se rendent,
cessant d’être ennemis ou instruments de l’ennemi,
ils redeviennent simplement hommes, et l’on n’a plus
de droit sur leur vie. Quelquefois, on peut tuer l’État
sans tuer un seul de ses membres : or la guerre ne donne aucun droit
qui ne soit nécessaire à sa fin. Ces principes ne
sont pas ceux de Grotius ; ils ne sont pas fondés sur des
autorités de poètes ; mais ils dérivent de
la nature des choses, et sont fondés sur la raison. »
Voilà donc la loi naturelle vue par Rousseau. Moi, je pense
d’ailleurs, que l’on ne doit plus parler de la guerre
juste et encore moins de la guerre sainte, parce que depuis 1945
la Charte des Nations Unies interdit l’utilisation de la force
– voir l’article 2(4) . Seule la guerre défensive
peut être considérée juste, et même une
guerre défensive peut engendrer de violations graves du droit
humanitaire et des normes morales. L’article 2, alinéa
3, de la Charte oblige les Etats à la négociation
pacifique.
En conclusion j’aimerais constater que bien que la religion
ait été abusée pour les guerres d’agression
et pour maintes injustices, on peut et on doit développer
le grand potentiel de la religion pour éviter les conflits
et pour maintenir la paix. En effet, la religion est une puissante
force socioculturelle, et la charité un principe enraciné
dans toutes les grandes religions. Les actions humanitaires représentent
donc une part essentielle de la pratique religieuse. Il y a plein
d’exemples, tel que les initiatives de l’Evêque
Desmond Tutu en Afrique du Sud, dont les commissions de vérité
et de réconciliation illustrent le rôle des églises
dans la réconciliation et pour la paix sociale.
En effet, le message de toutes les religions est fondamentalement
un message de paix – shalom, Salam alaikum, pax vobiscum.
Moi, en tant que Catholique, j’aime bien le Sermon sur la
Montagne, dans lequel le Christ affirmait : «Heureux les artisans
de paix : ils seront appelés enfants de Dieu. »
En langage moins religieux, rappelons nous de la maxime de la Paix
de Westphalie :Pax optima rerum. Cette maxime a été
adopté par un groupe de professeurs espagnols, qui le 30
octobre 2006 à Luarca en Espagne ont proclamé la Déclaration
de Luarca sur le droit humain à la Paix. Mais, si le malheur
de la guerre arrive, la maxime de la Croix Rouge s’applique
– Inter Arma Caritas.
Pour finir, permettez moi de citer une strophe du Poème
sur la loi naturelle de Voltaire (1751) :
« Que conclure à la fin de tous mes longs propos ?
C’est que les préjugés sont la raison des sots
;
Il ne faut pas pour eux se déclarer la guerre :
Le vrai nous vient du ciel, l’erreur vient de la terre ;
Et, parmi les chardons qu’on ne peut arracher,
Dans les sentiers secrets le sage doit marcher.
La paix enfin, la paix, que l’on trouble et qu’on aime,
Est d’un prix aussi grand que la vérité même.
»
Merci de votre attention.
Bibliographie
Blandine Barret-Kriegel, Les Droits de l’homme et le droit
naturel, Presses Universitaires de France, Paris, 1989
Carmen Rueda Castañón et Carlos Villán Durán
(eds),. La Declaración de Luarca sobre el Derecho Humano
a la Paz, Ediciones Madú, Granda (Asturias), 2007.
M. de Vattel, Le droit de Gens ou principes de la loi naturelle,
volume I -3, Carnegie Institution of Washington, 1916
Voltaire, Poème sur la Loi Naturelle, 1751.
Alfred de Zayas, « Aggression » in Dinah Shelton (ed),
Encyclopedia of Genocide, Macmillan Reference, New York 2005.
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