SALON DU LIVRE DE GENEVE
1 MAI 2013
PEN INTERNATIONAL/PEN SUISSE ROMAND/SOCIETE GENEVOISE DES ECRIVAINS
ALFRED DE ZAYAS
René Rilke : poète
de la Heimat ?
VOLKSWEISE
Mich rührt so sehr
böhmischen Volkes Weise,
schleicht sie ins Herz sich leise,
macht sie es schwer.
Wenn ein Kind sacht
singt beim Kartoffeljäten,
klingt dir sein Lied im späten
Traum noch der Nacht.
Magst du auch sein
weit über Land gefahren,
fällt es dir doch nach Jahren
stets wieder ein.
Airs de Bohème
Elles me touchent à l'extrême
les chansons du peuple bohème,
qui se glissent dans le cœur,
le grevant de langueur.
Quand un enfant chante
doucement en sarclant dans les champs,
écoute dans tes rêves ce même chant
tard dans la nuit résonnant.
Et même si tu pars en voyage
en des terres éloignées,
te suivront cet air cette image
au fil des années. |
Voici un beau poème de la Heimat (1) ,
tiré du cycle Larenopfer (2), célèbre
pas seulement chez les Autrichiens de la Bohème, aujourd’hui
en République Tchèque, à l’époque
de la naissance de Rilke, riche province de l’Empire Austro-Hongrois.
Heimat, qu’est ce que cela veut dire. ? Ce
comprends identité, âme, culture, être chez soi. Heimat est
la terre et le langage. Par comparaison, le concept français de « terre
natale », « terroir », « foyer »,
ou même « patrie », le mot anglais « homeland »,
la notion espagnole de « tierra madre » l’image
russe de « Мать рoдина » sont
dépourvus de toutes les nuances du mot allemand (3).
Vu la grande sensibilité de Rilke, il serait à peine imaginable,
s’il n’avait voulu exprimer ses émotions sur ce complexe
de valeurs et de souvenirs qu’est la Heimat.
Né le 4 décembre 1875 à Prague et baptisé dans
l’église Catholique de St. Heinrich le 19 décembre,
Rilke fut nommé René, Karl, Wilhelm, Johann, Josef,
Maria (4), et non
pas Rainer, comme nous le connaissons. Prague – la
troisième
ville de l’Empire Austro-Hongrois – était sa
première Heimat, comme la Bohème était
aussi la Heimat de Jan Hus (1369-1415), de Bedrich Smetana
(1824-1884 – rappelons nous de sa belle composition « Má Vlast » !),
d’Antonin Dvorak (1841-1904). Cette ville donna naissance également à Franz
Kafka (1883-1924) et Franz Werfel (1890-1945).
Rilke aimait les secrets de cette ville magique, si riche en histoire
et en personnages. Son imagination déambulait dans
la guerre des trente ans, dont la figure de Wallenstein l’impressionnait.
Chez lui à la maison de la Heinrichsgasse, il aimait le
salon en bleu velours :
„Der Erinnrung ist das traute
Heim der Kindheit nicht entflohn,
wo ich Bilderbogen schaute
im blauseidenen Salon...“
Pourtant il n’était pas exactement à l’aise
avec sa mère Phia et son père Josef. Ses parents
divorcèrent en 1884 lorsque René avait à peine
9 ans. Lui, il grandissait en rêvant. Il se mit à écrire
de poèmes dès cet age, et continua tout au long de
ses années scolaires. Il a publié son premier
poème à l’age de 15 ans, et son premier recueil « Leben
und Lieder » en 1894, à l’age de 18
ans.
Publié chez Domenicus Verlag à Prague peu avant
Noël 1895, lorsque René venait de fêter ses 20
ans, son deuxième cycle s’appelle « Larenopfer ». Le
cycle est nommé d’après les divinités
romaines chargées de la protection de la maison, c.à.d.
de la Heimat. Il s’agit des divinités
Lares et Penates fort populaires en Europe pendant les siècles
de culture romaine.
Le mot Heimat apparaît 7 fois dans les 90 poèmes
du cycle « Larenopfer » Quant
au mot « Volk » ( peuple), dix fois. En
vérité tout le cycle est un chant à sa belle
ville natale, à sa petite patrie, à la Bohème,
et à tous ses habitants Tchèques, Slovaques, Autrichiens,
Juifs. Un immense chant dédié aux peuples de
cette région de l’empire Austro-Hongrois.
Bien qu’Autrichien de culture et de langue maternelle, René estimait
que sa patrie était plutôt -- comme il l’a écrit
dans son poème « In Dubiis » -- sa
maison et sa ville. Ce poème « Dans
la doute » aux allures cosmopolites à son début
s’achève dans l’intimité du foyer :
Ist sein Heim die Welt; es misst ihm
doch nicht klein der Heimat Hort;
denn das Vaterland, es ist ihm
dann sein Haus im Heimatsort.
Et même si le monde devient domaine,
il lui manque toujours le vrai foyer.
Or, pour lui la patrie est
sa maison dans sa ville natale.
Dans le recueil « Larenopfer » René célèbre
les vieux maisons de Prague, le salon en velours bleu de sa maison
où il jouait jadis avec ses poupées, les petites
rouelles de la Malá Strana, les fontaines, les parcs avec
leurs magnifiques arbres et fleurs, les églises, monastères
et couvents, l’imposante Cathédrale de St. Vitus,
avec ses tours et sa riche Chapelle Royale, la Charles Université où il étudia
philosophie, le droit et la littérature, les théâtres
où ses pièces furent jouées, tels que Im
Frühfrost, interprété par une troupe de
Berlin avec Max Reinhardt au Deutsches Volkstheater, et Jetzt
und in der Stunde unseres Absterbens. Il décrivit
le grand fleuve Vltava et ses ponts, ornés des status de
saints tchèques - Vaclav et Neppomuk - le château
du Hradsany et même les cimetières de la ville – Olsany,
Malvasinka, sans oublier le cimetière juif où dormait
le sage Rabbi Löw. L’histoire de la Bohème
l’intéressait énormément, en particulier
l’époque de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg
(1552-1612) et la guerre des trente ans (1618-1648), débutant
avec la défenestration au Hradsany à Prague.
Comme d’autres observateurs l’ont déjà constaté,
Rilke a écrit une sorte de Vade mecum pour les
visiteurs de cette ville dorée leur faisant découvrir
et apprécier les vestiges de Prague en poésie lyrique. Le
poème « Im Dome » nous
montre l’intérieur de la riche Cathédrale de
St. Vitus, avec ses jeux de lumières subtiles, ses vitraux
et ses gobelins tout en faisant état d’une réflexion
sur le social :
Und im Eck, wo Goldgeglaste
niederhangt in staubgen Klumpen,
steht in Schmutz gehüllt und Lumpen
still ein Kind der Bettlerkaste.
Von dem ganzen Glanze floß ihm
in die Brust kein Fünkchen Segen ...
Zitternd, matt, streckts mir entgegen
seine Hand mit leisem: „Prosím“
On reconnaît pas seulement le contraste entre la richesse
de l’église et la pauvreté du garçon
que René décrit comme un mendiant tchèque
tendant sa main timidement pour demander la charité. Cependant,
Rilke ne montre aucune arrogance, aucun snobisme, mais seulement
une compassion mélancolique pour ce garçon frère
de la Bohème. C’est justement ce regard sur les conditions
sociales de sa ville qui l’amène à produire
un journal littéraire gratuit, die Wegwarte, dont
les trois numéros parus sont distribués gratuitement
dans les hôpitaux et autres lieux publics, en 1896, avant
que Rilke ne parte pour Munich.
Le jeune René aimait aussi le Hinterland de Prague – la
Bohème -- où il avait souvent passé ses vacances
avec ses parents, avec ses oncles et ses tantes. Surtout
dans la région allemande au nord et à l’ouest
appelée Sudetenland d’après le nom des montagnes. A
l’age de trois ans et demi il avait déjà passé l’été in
Konstantinsbad dans le ouest de la Bohème. A
10 ans il avait séjourné au nord, à Bad Wartenberg,
près du château Groß Rohosetz, zámek
Hrubý Rohozec (Sedmihorsky). Plus tard, en 1899, Rilke a
fait ce lieu le cadre de sa nouvelle Teufelsspuk (1899). Pendant
l’été 1892, il se trouvait de nouveau en vacances
au nord de la Bohème, à Schönfeld, et à Böhmisch
Kamnits (ceska Kamenice) dans la région de Tetschen. En
visitant les ruines du château il se laisse inspirer par
la terre, la forêt et les vallées de cette région
tant aimée pour écrire un poème, qu’il publie
ensuite dans son première recueil « Leben und
Lieder ». Dans le Hinterland René aimait
faire des randonnées avec sa cousine Helena von Kutschera-Woborsky,
fille de sa tante Gabriele Rilke, seule sœur de son père
Josef Rilke. A partir de 1992 René a vécu chez
sa tante Gabriele, lorsque sa mère Phia, divorcée
de Josef, parti s’installer à Vienne. Ses promenades
avec Helena dans la campagne de Smichow, sur la rive gauche du
grand fleuve Vltava - le Moldau - les conduissaient à la
Villa Koulka, un restaurant très apprécié par
les randonneurs.
Bunt und selig, Bursch und Holka,
Glück und Sonne im Gesicht!
Sommertage auf der „Golka“
und die Luft war voller Licht...
Et voilà que René respire la lumière des
jours estivales en admirant les gais visages de jeunes filles -
les Holkas - comme on les appelait en tchèque.
Porté par cet enthousiasme il nous raconte un dimanche à la
campagne, à Vinohrady tout près de Prague, au restaurant
Kravin, avec sa terrasse pleine de vie et de monde :
.. des Burschen Hand, so hart von Schwielen,
drück die des blonden Mädchen traut:
bierfrohe Musikanten spielen
ein Leid aus der „Verkauften Braut“
Die Verkaufte Braut, Prodaná Nevestá,
opéra comique de Bedrich Smetana, est une œuvre folklorique
qui célèbre la vie campagnarde et les traditions
du peuple bohème. C’est une opéra de
la Heimat, dont la première à Prague, en
1866, connut un succès immédiat.
Le même esprit caractérise Renés poème « Land
und Volk » -- terre et le peuple -- dans lequel
René célèbre la jeunesse tchèque :
... Gab den Burschen all, den braven,
in die raue Faust die Kraft,
in das Herz – die Heimatlieder.
Au brave garçon Dieu donna tout,
dans ses honnêtes mains la force,
et dans son cœur les chants du pays.
Et encore, dans le poème Das Volkslied - chanson
folklorique - il exprime la fierté des jeunes tchèques
créatifs, qui font de la musique :
Die Liebe und die Heimat Schöne
drückt ihm den Bogen in die Hand,
und leise rieseln seine Töne
wie Blütenregen in das Land.
Cette image de mélodie folklorique et de chanson vont revenir
dans ses poèmes, toujours de façon gaie et optimiste. Un
contraste avec les poèmes mélancoliques de John Keats – tels
que « Ode to a Nightingale » évoquant
le chant du rossignol :
« Perhaps the self-same song that found a path
through the sad heart of Ruth, when sick for home
She stood in tears amid the alien corn.”
Le jeune René est plein d’enthousiasme pour la nature
et les faubourgs de Prague. Il décrit ses excursions en
compagnie de son amie, la belle Valérie von David-Rohnfeld,
nièce du grand poète du romanticisme tchèque
Julius Zeyer (1841-1901)(5). C’est
avec Vally que le jeune poète se promène partout
dans la ville et ses environs, prend les petits bateaux à vapeur
en naviguant sur le Vlatva. En compagnie de cette charmante
personne il visite le monastère de Zbraslav du 16e siècle,
et la petite église de Saint Gallus à Königssaal. Plus
près encore, l’église du 13e siècle à Slichov,
dédiée aux Saint Philippe et Saint Jacob. A
cet endroit, il nous fait entendre un vieux homme jouant son petit
orgue à l’arrivée du bateau : « Hey
Slované !». Il s’agit d’une
chanson populaire tirée d’un poème patriotique
de Samuel Tomásek (1813-1887), à l’honneur
du peuple slave, qui, avec le temps, devient l’hymne nationale
Yougoslave et pour quelque temps, l’hymne nationale Slovaque.
Dans son poème « Unser Abendgang » René décrit
poétiquement une randonnée à pied autour de
Prague, dans la vallée du Nusle, dans la douceur de la lumière
de fin d’après midi en compagnie de Vally ascendant
les collines vers le monastère du Karlshof (Karlov).
Rilke était rempli d’enthousiasme à la découverte
d’une culture tchèque indépendante de la culture
allemande. Ayant fait la connaissance de nombreux poètes
tchèques, notamment Julius Zeyer, et se passionne
par les écrits de Jaroslav Vrchlický et de Josef
Kajetán Tyl. Il célèbre ces représentants
de la culture slave dans trois poèmes du cycle Larenopfer.
A noter qu’en langue tchèque le concept de Heimat en
langue tchèque se traduit par domov et l’hymne
nationale tchèque a comme titre Kde domov muj (où est
ma patrie ?) d’après un poème de Josef
Kajetán Tyl (1808-1856), voire une chanson dans sa pièce
de théâtre Fidlovacka , écrite en
1834.
On constate que Rilke utilise volontiers des mots tchèques
dans ses poèmes, dans le Larenopfer en faisant deux fois
allusion à la chanson « Kde domov muj ».
Dans un ce ces poèmes, « Kajetán
Tyl », Rilke se passionne du jeune écrivain Tyl, à l’époque
où il avait 26 ans, composa Kde domov muj. Bien
qu’il ait vécu dans la misère toute sa vie,
Tyl était tellement amoureux de sa patrie, la Bohème,
qu’il ne l’aurait pas quitté, même pour
mille Louis or, une très grosse somme pour l’époque.
« Wen die Musen lieben,
dem gibt das Leben nicht zuviel »
A ceux qui sont aimés par les Muses,
la vie ne leur donne pas trop.
Rilke avait visité l’exposition « Czeschoslvavische
Ethnographische Ausstellung » qui s’était
tenue à Prague du 16 mai au 28 août 1895 dans l’enceinte
du Baumgarten, aujourd’hui le Parc Stromovka. La petite
chambre de Kajetán Tyl où l’auteur avait vécu
et écrit, faisait partie de cette exposition. Même
Kaiser Franz Josef est venu de Vienne voir cette exposition.
Au cours de cette période qui témoignait du réveil
du nationalisme slave en Bohème, Rilke s’associait
pleinement aux aspirations culturelles tchèques. Julius
Zeyer, poète romantique de langue tchèque, lui donna
ses trois légendes du crucifix, dans leur version originale
en langue tchèque(6). Par
la suite René le dédia un poème :
Dein Volk tut recht, -- nicht voll von wahngeblähter
Vergangenheit, die Hand im Schooß zu tragen,
es kämpft noch heut und muß sich tüchtig schlagen,
stolz auf sich selbst und stolz auf seine Väter.
Ensorcelé par la lecture du poète Jaroslav Vrchlický (1853-1912)
René exprima son enivrement. Et bien, lui-même
catholique, il alla à la rencontre de la pensée protestante
et des personnages réformateurs comme Jan Hus, brûlé vif à Constance
après le Concile de 1415.
« Der, den das Gericht verdammte,
war im Herzen tief und rein,
überzeugt von seinem Amte,
und der hohe Holzstoss flammte
seines Ruhmes Strahlenschein. »
Pour un jeune autrichien de Prague, une telle prise de position – même
poétique – était absolument remarquable. René avait
le courage de dire ce qui était politiquement incorrect
dans sa classe en divulguant son désir de symbiose entre
Autrichiens et Slaves. Ayant étudié la langue
tchèque pendant neuf ans, déjà depuis 1882 à la
Volksschule, l’école privé des Piaristes à côte
de sa maison familiale de la Herrengasse, il poursuivit ses études
en tchèque pendant les années à l’école
militaire de St. Polten et, plus tard, à Mährisch Weißkirchen.(7) Obtenant
toujours les meilleurs notes, il chercha continuellement un contacte
privilégié avec le peuple tchèque, évité,
souvent, par une grand majorité des Autrichiens riches.
Il s’intéressait pour les thèmes tchèques,
et y fait allusion souvent dans ses poèmes, par exemple
la légende du Dalibor.(8) Même
après son départ de Prague, Rilke continua à se
servir des thèmes tchèques dans ses poèmes
et ses nouvelles, par exemple dans son conte Frau Blahas Magd, écrit à Munich
en 1898. Un an après, en 1899, il rédigea « Zwei
Prager Geschichten » (deux histoires de Prague), dont
la première, König Bohusch, est une sorte
de roman policière dans le milieu des conspirateurs nationalistes
tchèques. Rilke nous raconte l’histoire d’un
tchèque Rudolf Mrva espionnant pour la police contre la Omladina,
l’organisation nationaliste tchèque, en conduisant
l’étudiant Rezek à tenir ses réunions
clandestines dans un endroit précis où il peut l’espionner. A
la fin, Mrva est découvert et exécuté. Une
certaine atmosphère kafkaïenne plane sur cette novelle.
Dans la deuxième, Die Geschwister, Rilke nous raconte
les souffrances d’une pauvre famille tchèque venant
de la campagne pour s’installer à Prague obligée
d’affronter la culture allemande. A la fin, la jeune
fille décide d’apprendre la langue allemande de son
pharmacien qui est d’accord de lui enseigner en échange
des leçons de tchèque. Voici encore une
expression de l’idéalisme de Rilke et de son désir
de contribuer à une fraternité, voire à une
symbiose, entre les cultures allemande et les slaves (9).
On pourrait même dire que « Die Weise
von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke » (1904), était
une sorte de poème patriotique, une sorte de Heimatgedicht.
Ainsi dans la lettre du cornet à sa mère, lui,
le jeune homme de Langenau, lui qui porte le drapeau écrit:
Meine gute Mutter,
seid stolz: ich trage die Fahne,
seid ohne Sorge: ich trage die Fahne,
habt mich lieb: ich trage die Fahne.
Dans cette histoire d’amour et de mort de Christoph Rilke,
le cornet, il ne s’agit pas seulement de la personne historique
du cornet tombé en 1614, à l’age de 18 ans,
dans les guerres contre les Turcs, mais d’un poème épique
sur la jeunesse et le courage d’un jeune défenseur
de la Heimat qui et tué en bataille aux sabres
contre les envahisseurs turcs. Cette Weise, qui a vendu
plus d’un million d’exemplaires, appartient au jeune
Rilke – pas au Rilke des Élégies ou
au Rilke des Sonnets à Orphée.
Longtemps René a cherché son identité. Etait-il
Autrichien ? Bohémien ? Allemand ? Il
volait trouver sa propre voix. Il a tout essayé et
lu énormément en allemand, en tchèque, en
français, même en Russe et en Latin. Jeune comme
il était, il a même choisi une maxime personnelle – patior
ut potiar(10)– supporter,
même souffrir pour maîtriser. Formule pathétique,
peut être, mais typique pour ce jeune homme du fin de siècle.
Pendant l’été de 1897 « René » a
changé de nom et même de calligraphie -- pour devenir
Rainer. C’était Lou Andreas-Salomé, le
grande amour de sa vie qui le persuada de se libérer de
ce nom aux accents efféminés pour s’appeler
dorénavant Rainer (11). Pourtant
jusque là toutes ses œuvres avaient été publiées
sous le nom René Maria Rilke, d’ailleurs le nom utilisé dans
la publication de Larenopfer et de deux autres recueils.
Nous perdons donc René, le jeune poète de la Heimat bohémienne,
devenu voyageur en Allemagne, Italie, Russie, Suède(12),
France, en Espagne, enfin en Suisse romande, où il redevient
René.
Un poème du cycle « Buch der Bilder » (1902)
exprime sa situation de voyageur et sa profonde solitude
d’esprit :
Ich habe kein Vaterhaus
und habe auch keines verloren;
meine Mutter hat mich in die Welt hinaus
geboren.
Da steh ich nun in der Welt und geh
in die Welt immer tiefer hinein,
und habe mein Glück und habe mein Weh
und habe jedes allein ...
C’est après la fin de la première guerre mondiale
et pendant les derniers sept ans de sa vie, que Rilke découvrit
une nouvelle Heimat, la Suisse, et plus particulièrement
le canton duValais, auquel il s’attache éperdument. Déjà dans
son poème « In Dubiis » aus
den « Larenopfer » Rilke s’était
exprimé sur le patriotisme. Pour lui le Vaterland était
un lieu d’intimité : la petite patrie,
la rue, le quartier où l’on vit, la petite maison,
le foyer auquel on retourne. Je reviens à son poème :
Et même si le monde devient domaine,
il lui manque toujours le vrai foyer.
Or, pour lui la patrie est
sa maison dans sa ville natale.
Dans ce sens, le Château de Muzot est devenu sein Haus et
le Valais est devenu sa Heimat de choix. Il est justement
dans ce contexte qu’on peut lire et mieux comprendre ses
poèmes en langue française.Rilke lui même a
expliqué ses raisons pour écrire en français. Par
rapport à la traduction de ses œuvres allemands en
langue française, particulièrement la traduction
des Cahiers de Malte Laurids Brigge par Maurice Betz, Rilke
nous explique que :
« La connaissance que l’on prend de mon travail
par cette traduction risque finalement d’être mieux
complétée par mes vers français (même
si on ne voit en eux qu’une ‘ curiosité’ »
Dans sa préface à une publication du recueil „Vergers“,
Philippe Jaccottet nous rappelle que Rilke se sentait bien à l’aise
au Château de Muzot, il était bien dans sa peau, bien
spirituellement dans les vergers du Valais.Il était de nouveau
René et parlait en français avec les paysans du Valais. Ainsi
il voulait chanter en français, en cette langue qu’il
a parlé avec sa mère Phia à Prague, lorsqu’elle
lui amena à l’école des Piaristes, cette langue
qu’il a tant aimé à Paris, où il est
devenu mûr. Il a écrit quelque 400 poèmes
en français, recueillis dans plusieurs cycles – les Vergers,
les Roses, les Fenêtres, les Quatrains
Valaisans.(13)
Au sujet de la publication des « Vergers » en
1924, Rilke nous fait une autre confession. Il a écrit
ce cycle de 59 poèmes parce qu’il sentait :« Le
désir, avant tout, d’offrir au canton de Valais le
témoignage d’une reconnaissance plus que privée
pour tout ce que j’ai reçu (du pays et des gens). » Le
premier poème des Vergers, écrit en février
1924, deux ans après l’achèvement des Élégies, commence
Ce soir mon cœur fait chanter
des anges qui se souviennent…
Une voix, presque mienne,
par trop de silence tentée,
monte et se décide
à ne plus revenir
tendre et intrépide,
à quoi va-t-elle s’unir ?
Jaccottet observe : « L’enjouement,
l’insouciance peuvent aussi faire de la gratuité une
vrai grâce, au sens le plus haut ; et accorder à Rilke,
dans ce bref répit avant la maladie qui l’emportera,
le pouvoir d’enfin « dire le simple » comme
il en était venu à le souhaiter, de célébrer
sans solennité, loin de toute extase. L’ « ici » ,
de faire «s’élever à travers la langue
française cet air de flûtes, entre la terre rude et
le ciel limpide :
Chemins qui ne mènent nulle part
entre deux prés,
que l’on dirait avec art
de leur but détournés,
chemins qui souvent n’ont
devant eux rien d’autre en face
que le pur espace
et la saison. » (14)
Voilà le numéro 31
des 36 Quatrains valaisans. On
dirait une offrande aux Lares du Valais. Entendons donc le
célèbre deuxième quatrain :
Pays, arrêté a mi-chemin
entre la terre et les cieux,
aux voix d’eau et d’airain
doux et dur, jeune et vieux,
comme une offrande levée
ver d’accueillantes mains :
beau pays achevé,
chaud comme le pain !
et encore , le Quatrain numéro 6, qui nous peint un tableau
impressionniste du Valais. Il a partagé son enthousiasme
avec son amie Suisse Nanny Wunderly-Volkart, et exprimé l’idée
que les Quatrains prouvait que ce beau pays était
entré dans son sang, dans son âme (15) :
Pays silencieux dont les prophètes se taisent,
pays qui prépare son vin ;
où les collines sentent encore la Genèse
et ne craignent pas la fin !
Pays, trop fier pour désirer ce qui transforme,
qui, obéissant à l’été,
semble, autant que le noyer et que l’orme,
heureux de se répéter -- ;
Pays dont les eaux sont presque les seuls nouvelles,
toutes ces eaux qui se donnent,
mettant partout la clarté de leurs voyelles
entre tes dures consonnes !(16)
Alors, donc, pouvons nous affirmer
que Rilke était un
Heimatdichter ? Certainement pas à l’image
et à la façon de Hermann Löns, par exemple,
poète de la bruyère allemande, mais bien sûr à sa
manière. Même s’il n’a pas
utilisé le dialecte de beaucoup de Heimatpoëten, ses œuvres
reflètent de mille et une façons l’amour d’une
patrie extérieure et intérieure, une certaine gratitude
envers elle, la célébration de ses paysages et de
son histoire en y introduisant beaucoup de mots tchèques Dans « Larenopfer » par
exemple. En même temps, Rilke su élever la
langue allemande aux plus hauts niveaux de précision et
de beauté.
L’écrivain allemand Arnold Bauer(17) nous
dit que Rilke n’avait pas de Heimat : « Rilke
war heimatlos, ein ‘Vaterlandsloser’ ohne festen Sitz
und bürgerliche Existenz. Er war ein Leben land ein
Suchender. Unrast trieb ihn durch fast alle europäischen
Länder. Bis zuletzt bliebt er ruhelos ...“ etc. Encore
un auteur allemand nous dit: „René war heimatlos
in seiner Heimat“(18). René vivait
sans patrie dans sa patrie.
Je crois que Rilke avait un grand sens de Heimat, sans
doute au début de sa carrière et encore à la
fin de sa vie. Pour le jeune René la Bohème était Heimat. Pour
le René de Muzot, c’était le Valais, devenu
son nouveau Heimat, après l’avoir accueilli
si chaleureusement en lui donnant la force d’achever les Elégies et
les Sonnets à Orphée. On pourrait
citer la maxime « ubi bene, ibi patria » La
où on se sent bien, voilà la patrie. Du reste Rilke,
lui même a exprimé cette idée dans la septième Elégie « Hiersein
ist herrlich. »(19) Être
ici est une splendeur(20). Pour
lui, le Châteu de Muzot, où il a écrit ces
lignes, était Hiersein und herrlich und Heimat.
Rilke a voulu être enterré dans le canton de Valais, à Rarogne, à côté de
la vielle église catholique sur la colline avec le grand
panorama de la vallée du Rhône, sous le fameux épitaphe
de la Rose.
Son épitaphe aurait pu être extrait du XIX Sonnet à Orphée
Nicht sind die Leiden erkannt,
nicht ist die Liebe gelernt,
und was im Tod uns entfernt,
ist nicht entschleiert.
Einzig das Lied überm Land
heiligt und feiert.
Ni les souffrances ne sont connues,
ni l’amour n’est appris,
ni ce qui dans la mort nous éloigne
n’est dévoilé
Seul, le chant au-dessus de la terre
sanctifie et glorifie. (21)
Voici quelques réflexions sur certains aspects de la vie
et de l’œuvre de Rilke non encore étudiés
en profondeur. Chez Rilke – il y a encore beaucoup à découvrir. C’est
une belle aventure.
(c) AdeZ
1. Ulrich Fülleborn, « Heimat
in Rilkes Dichtung », in : Rüdiger
Görner (ed.) Heimat im Wort. Die Problematik eines
Begriffs im 19. und 20. Jahrhundert. Irina Frowen
zu Ehren, München, Iudicium, 1992, pp. 90-105.
2. Rainer Maria
Rilke, „Larenopfer“ édition bilingue,
traduit par Alfred de Zayas, Red Hen Press, Los Angeles, 2005.
3.Alfred de
Zayas, Heimatrecht ist Menschenrecht, voir chapitre
1 “Begriffsbestimmung”, Universitas, München
2001.
4.Schnack, a.a.O.
p. 7
5.Ralph Freedman,
Life of a Poet. Northwestern University Press, 1998,
pp. 40-41.
6.Schnack, a.a.O.
p. 39. Cf Freedman a.a.O, p. 41.
7- Schnack, a.a.O.
p. 12, 14, 17
8.Dans son poème Trotzdem,
Rilke fait allusion à la légende de Dalibor Kozajed,
qui a mené une revolte des paysans et qui a été incarcéré en
1498. Il passait son temps en prison en train de jouer
le violon. Bedrich Smetana a écrit une opéra
basée sur cette légende (1868)
9.Leppmann,
a.a.O., 112-115.
10.Schnack,
a.a.O. S. 40.
11.Schnack,
a.a.O., 61. Françoise Giroud, Lou. Histoire
d’une femme libre, Fayard, 2002, p. 73. Wolfgang
Leppmann, Rilke. Leben und Werk, Scherz, Bern, 1993, p.
102.
12-le 17 août
1904 en Suède Rilke écrit une lettre à Lou
Andreas-Salomé « ... alles immer
wieder mich nach Rußland ruft. Wenn einmal irgendwo etwas
wie Heimat mir gegeben werden könnte, so wird es dort
sein, in diesem weiten leidvollem Land“. Ingeborg Schnack,
Rilke Chronik, Insel Verlag 1996, p. 192-93. Cf. Hans
Egon Holthusen, Rilke, Rowohlt Verlag, Hamburg, 1988,
p. 42.
13.Rilke a
aussi écrit deux poèmes en italien, peut être
une sorte d’exercice linguistique, comme Thomas Eliot,
qui aussi a écrit de poèmes en français.
14.Nr. 31, Quatrains
Valaisans
15.Stefan Schank,
Rainer Maria Rilke in der Schweiz, Eulen Verlag, Freiburg i.Br.,
2000, p. 56.
16.Rainer Maria
Rilke, The Complete French Poems, traduit par A. Poulin, Graywolf
Press, St. Paul, Minnesota, 1986, p. 100-102.
17.Arnold Bauer,
Rainer Maria Rilke, Colloquium Verlag, Berlin, 1970, p. 3.
18.Peter Demetz,
René Rilkes Prger jahre, Eugen Diederichs Verlag, Düsseldorf,
1953, p. 45.
19.Vera Hauschild,
Rainer Maria Rilke, Hiersein ist Herrlich, Gedichte, Erzählungen.Briefe,
Insel Verlag, 2001.
20.Rilke, Duineser
Elegien, die Sonette an Orpheus, traduits et préfacés
par J.F. Angelloy, Aubiert, Editions Montaigne, 1943, p.
79.
21.Ibid., p.
179
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