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Calamitas virtutis occasio (Seneca, De providentia, 4, 6)

 
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Appel de Blois

Dans le cadre des Rendez-Vous de l'Histoire de Blois consacrés en 2008 aux Européens, Liberté pour l'Histoire invite à approuver l'appel suivant :

Inquiets des risques d'une moralisation rétrospective de l'histoire et d'une censure intellectuelle, nous en appelons à la mobilisation des historiens européens et à la sagesse des politiques.

"L'Histoire ne doit pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un Etat libre, il n'appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l'historien sous la menace de sanctions pénales.

Aux historiens, nous demandons de rassembler leurs forces à l'intérieur de leur propre pays en y créant des structures similaires à la nôtre et, dans l'immédiat, de signer individuellement cet appel pour mettre un coup d'arrêt à la dérive des lois mémorielles.

Aux responsables politiques, nous demandons de prendre conscience que, s'il leur appartient d'entretenir la mémoire collective, ils ne doivent pas instituer, par la loi et pour le passé, des vérités d'Etat dont l'application judiciaire peut entraîner des conséquences graves pour le métier d'historien et la liberté intellectuelle en général.

En démocratie, la liberté pour l'Histoire est la liberté de tous."


Aleida et Jan Assmann (Constance et Heidelberg), Elie Barnavi (Tel-Aviv), Luigi Cajani (Rome), Hélène Carrère d'Encausse (Paris), Etienne François (Berlin),Timothy Garton Ash (Oxford), Carlo Ginzburg (Bologne), José Gotovitch (Bruxelles), Eric Hobsbawm (Londres), Jacques Le Goff (Paris), Karol Modzelewski (Varsovie), Jean Puissant (Bruxelles), Sergio Romano (Milan), Rafael Valls Montes (Valence), Henri Wesseling (La Haye), Heinrich August Winkler (Berlin), Guy Zelis (Louvain).

 

 

Pierre Nora, « Liberté pour l’histoire ! »

Pierre Nora, «Liberté pour l'histoire!», Le Monde, 11 octobre 2008.

Les historiens sont aujourd'hui appelés à se mobiliser contre l'ingérence du pouvoir politique dans le domaine de la recherche et de l'enseignement historiques et à s'insurger contre la multiplication des lois criminalisant le passé. C'est ce qui en avait motivé près d'un millier, depuis 2005, à se regrouper derrière René Rémond dans une association, Liberté pour l'Histoire.
Ce combat a pris en 2007 une dimension européenne, avec un projet de décision-cadre adoptée par le Parlement européen en première lecture. Elle instaure pour tous les "génocides, crimes de guerre à caractère raciste et crimes contre l'humanité", un délit de "banalisation grossière", et même de "complicité de banalisation" passibles de peines d'emprisonnement, quelles que soient l'époque des crimes en cause et l'autorité (politique, administrative ou judiciaire) qui les a considérés comme établis. Mesure-t-on jusqu'où c'est aller ?
La loi Gayssot, destinée en 1990 à lutter contre le négationnisme, avait créé, à propos des crimes contre l'humanité tels que définis au procès de Nuremberg, un délit de "contestation". Cette loi n'était nullement dirigée contre les historiens, mais, au contraire, contre les militants du mensonge historique. Elle a eu cependant un effet pervers : en déclenchant une émulation des groupes particuliers de mémoire qui revendiquaient pour eux-mêmes les protections que la loi Gayssot garantissait aux juifs, elle ouvrait la porte à une concurrence législative qui, elle, visait directement les historiens.
C'est ainsi qu'il y a eu, en 1992, une réforme du code pénal introduisant deux nouvelles catégories de crimes, le "génocide" et le "crime contre l'humanité" autres que le crime nazi défini en 1945. Cette réforme a rendu possible les lois mémorielles ultérieures : celle de 2001 reconnaissant le "génocide" arménien de 1915 et, la même année, la loi Taubira qualifiant de crime contre l'humanité la traite et l'esclavage perpétrés à partir du XVe siècle par les nations occidentales. Sans parler de la loi Mekachera de 2005, portant "reconnaissance de la nation en faveur des Français rapatriés" et flanquée du fameux article sur "le rôle positif de la présence française outre-mer", disposition finalement annulée en 2006 devant la levée de boucliers et l'intervention du président de la République.
Avec ce projet de décision-cadre, hélas introduit par la France, on change carrément de registre.
Il ne s'agit nullement de nier l'horreur et l'ampleur des crimes, ni la nécessité de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, plus urgente que jamais. Mais il faut bien comprendre qu'au nom des sentiments qui l'inspirent et des intentions qui l'animent, on est en train de nous fabriquer à échelle européenne et sur le modèle de la loi Gayssot une camisole qui contraint la recherche et paralyse l'initiative des enseignants.
Au moment de la loi Gayssot, les survivants des victimes et les orphelins étaient sous nos yeux, et les auteurs des abominations encore bien vivants. Avec la loi Taubira, on remonte à cinq ou six siècles, et avec l'Arménie, à des crimes dans lesquels la France n'a aucune part. A quand la Vendée ? A quand la Saint-Barthélemy ? A quand les albigeois, les cathares, à quand les croisades ? C'est déjà fait pour Austerlitz, où, sur l'injonction du président de la République, en 2006, avaient été annulées les festivités du bicentenaire parce que venait d'être rappelé le rétablissement de l'esclavage en Haïti par Napoléon. C'est aussi déjà fait pour Corneille, dont le quatrième centenaire de la naissance a été mis en veilleuse parce qu'on lui avait découvert des parents qui avaient trempé dans le commerce triangulaire.
Chacun peut comprendre qu'il ne s'agit aucunement pour les historiens de défendre on ne sait quel privilège corporatif ou de se barricader dans une approche scientifique du passé, insensibles à la souffrance humaine et aux plaies toujours ouvertes. Les historiens, de par leur rôle social et leurs responsabilités civiques, se trouvent être seulement en première ligne dans une affaire qui engage l'indépendance de l'esprit et les libertés démocratiques.
La notion de crime contre l'humanité est peut-être un progrès de la conscience universelle et une saine réaction devant des crimes imprescriptibles. Mais elle ne saurait s'appliquer rétroactivement ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan moral, ni, a fortiori, sur le plan juridique.
C'est ce qui explique que des historiens et non des moindres qui, sur le moment, avaient été retenus de se joindre à nous dans la condamnation de toute forme de loi qualifiant le passé pour préserver la spécificité de la loi Gayssot, se joignent à nous aujourd'hui.
C'est ce qui explique aussi la spontanéité avec laquelle des historiens de toute l'Europe, et au-delà, se sont tournés vers nous. Parce que si la France a le triste privilège d'être la première, et même la seule, à s'être lancée dans la répression législative en série de la négation des crimes de masse, nous avions, nous, l'antériorité d'une association qui se donnait pour but de faire reconnaître la liberté des enseignants et des chercheurs contre les interventions politiques et les pressions idéologiques de toute nature et origine. Des rassemblements du même type sont en voie de se constituer, en Italie, aux Pays-Bas, ou déjà constitués, comme, en Belgique, Pléthore de mémoire.
Tout n'est peut-être pas perdu. Les responsables politiques à tous les niveaux ne paraissent pas sourds au message des historiens.
Puissent-ils entendre celui que nous lançons ici !


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